139.
Et arrive le huitième et dernier jour de leur initiation.
De l’avis de Stéphane Krausz ils ont tous les deux très vite évolué.
Lucrèce Nemrod, après une période de révolte, puis de résignation, a retrouvé une sorte d’enthousiasme étrange. Elle a complètement oublié qu’elle fumait. Elle adore les légumes bouillis et le jus de carotte. Quand elle parle elle réfléchit à chacun de ses mots, et elle termine toujours ses phrases par un contre-pied, en soignant tout particulièrement le dernier mot afin qu’il claque.
L’entraînement est devenu son état d’esprit permanent.
Isidore aussi est différent. Il est plus léger. Il a beaucoup maigri durant cette semaine de nourriture sans graisse ni sucre. Il affiche un sourire permanent qui signifie qu’il est prêt à rire de tout très vite.
Dans chacun de ses actes et chacune de ses phrases il cherche la blague, le jeu de mots, voire la contrepèterie.
Le dernier soir, Stéphane Krausz, pour la première fois, les invite à dîner à une tablée à part, d’une dizaine de capes mauves.
Au contact de ces Maîtres GLH, c’est un jaillissement, un festival de mots d’esprit, de gags, de réparties subtiles.
Isidore Katzenberg s’aperçoit que loin d’être blasé, plus il plaisante et plus il entend les autres plaisanter plus il a envie d’aller loin et d’en entendre encore.
Nonobstant le danger de la situation, Lucrèce apprécie cette compagnie de gens rares à l’humour fin.
Pour ce dernier soir, exceptionnellement, on leur propose du vin. Dès lors les langues se délient et un petit monsieur chauve à lunettes avoue être l’inventeur de la blague de l’astronome et de la planète à l’inscription « CE N’EST PAS À VOUS QU’ON S’ADRESSE ».
— Une blague qui a connu un vif succès lorsque Darius l’a intégrée à l’un de ses sketches, précise l’intéressé.
Une femme un peu grosse tout aussi âgée reconnaît que c’est elle qui a lancé la mode des blagues sur « combien faut-il de… pour changer une ampoule » dont la plus connue est « Combien faut-il de femmes pour changer une ampoule ? ». « Réponse : aucune c’est un boulot d’homme. »
Un troisième, spécialisé en blagues de cour de récréation, reconnaît que c’est lui a lancé la mode des « Qu’est-ce qui ? » blague à omission délibérée suivie d’un contre-pied du style : « Qu’est-ce qui est vert et qui saute de branche en branche ? Réponse : un chewing-gum dans la poche de Tarzan. »
Lucrèce Nemrod constate que cette culture « blaguesque », considérée comme une sous-sous-sous-culture, a en fait une énorme influence sur la société puisqu’elle agit essentiellement sur les enfants et les adolescents. Et elle les marque en profondeur à vie.
Après avoir hésité, tenant compte que c’est la veille du duel, la jeune femme aux grands yeux verts et aux cheveux désormais châtain clair accepte de boire du vin. Du coup Isidore en boit aussi.
Et cette dernière soirée de leur initiation se termine par des chansons paillardes dont certaines doivent leurs paroles à des auteurs de la GLH aussi prestigieux que Rabelais, Corneille ou Beaumarchais.
Le dîner achevé, Stéphane Krausz décide de tenir sa promesse.
Ils descendent l’escalier étroit et arrivent devant la porte blindée qu’ils avaient essayé d’ouvrir les jours précédents.
Leur instructeur sort une clef lourde et compliquée, et ouvre la serrure.
À l’intérieur se trouve un personnage qui ressemble à un Père Noël.
— Laisse-nous passer, Jacques, c’est pour des initiations de nouveaux.
— Ah ? Je préfère que ce soit pour des nouveaux, que pour des veaux tout court.
Jacques ? Mais c’est Jacques Lustik, le fameux « Capitaine Jeu-de-Mots ». Je comprends qu’il ait facilement gagné, c’est un membre de la GLH. En duel de PRAUB les autres ne font pas le poids. Mais pourquoi a-t-il concouru ? Probablement pour espionner le camp ennemi.
L’homme consent à les laisser passer puis se replonge dans la lecture de l’almanach Vermot.
— Toutes les blagues ne fonctionnent pas forcément, explique Stéphane Krausz. En fait je dirais même plus, la plupart des blagues ne marchent pas. Une blague vraiment drôle c’est un « miracle ». Voici le « hall of shame » des blagues inopérantes. Nous avons baptisé cet endroit l’enfer. Plus précisément « Le Comico Inferno ».
Il éclaire une pièce carrée.
— Dans cette salle sont stockées toutes les blagues qui n’ont pas été réussies, ou que nous avons testées entre nous et qui se sont révelées des fiascos. Nous essayons de les repérer avant de les lâcher dans la nature.
Le producteur saisit un dossier et en lit une dizaine particulièrement affligeantes, vulgaires, ou juste ratées.
Stéphane Krausz montre une section de la bibliothèque.
— Ici ce sont les prototypes qui n’ont même pas été achevés. Des « débuts de blagues » ou des « blagues presque au point » mais qui ne sont jamais passées au stade de la production et encore moins de la distribution. Les « mort-nées ».
— C’est triste, dit Lucrèce. Toutes ces blagues qui ne font pas rire.
— C’est un peu comme les cathédrales, dit Isidore, on s’émerveille toujours sur celles qui tiennent par des arcs-boutants au centimètre, mais qui parlera de toutes les cathédrales dont le toit s’est effondré sur les paroissiens précisément parce qu’il manquait un petit centimètre ?
Un cimetière de blagues avortées.
Celles qui sont ici ne seront jamais prononcées, ne seront jamais lues, ne seront jamais exposées.
Stéphane Krausz se tourne vers le gardien du lieu.
— Dis donc, Jacques. Il y a eu un nouvel arrivage récemment ?
L’autre désigne un dossier.
— Oui, ce sont des blagues ratées… à la bergamote.
Et il fait un clin d’œil appuyé.
— Thé à la bergamote…
Stéphane Krausz murmure d’un air entendu.
— Jacques Lusti fait le vendredi soir un répertoire des blagues avortées, car c’est le seul qui supporte de rester près de ces blagues douteuses. Les autres membres ne supportent pas. Ça les déprime.
Puis il chuchote d’une voix encore plus basse :
— Certains soupçonnent même Jacques de les lire en cachette. Par pure perversion.
— … Au moins, comme ça elles ne sont pas complètement mortes, reconnaît Lucrèce, se souvenant de sa performance au Théâtre de Darius.
— Mais pourquoi cette grosse serrure et ce garde ? demande Isidore.
— Il est de notre devoir d’empêcher le mauvais humour de se répandre, répond Stéphane Krausz, même à travers cette porte.
L’homme aux allures de Père Noël leur fait à nouveau un clin d’œil chaleureux tout en lissant ses moustaches blanches pour leur donner un arrondi en guidon de vélo.
Puis ils remontent aux étages supérieurs.
— Voilà, maintenant vous savez tous nos secrets. Si vous avez encore des inquiétudes, préparez-vous ensemble cette nuit au combat de demain. Apprenez à vous découvrir. Un dicton chez nous dit : « On connaît parfois plus l’esprit d’un individu durant un seul combat de PRAUB que durant vingt ans de mariage. »